IFN 2024 : forêts sous pression. Focus sur les forêts domaniales d'IdF

Chaque année, l’inventaire forestier national (IFN) dresse un état des lieux de la forêt française. Les données de la dernière campagne, collectées sur les cinq années précédentes, ont été publiées en octobre dernier. Les résultats sont alarmants : entre la multiplication des crises sanitaires, les épisodes de forte sécheresse et de canicule et l’intensification des prélèvements d’arbres, nos forêts meurent en silence, dans une quasi-indifférence.

Pour 2024, la campagne d’inventaire forestier de l’IGN[1] s’appuyant sur la période 2014-2022 confirme l’état d’urgence. En dix ans, la mortalité des arbres a doublé, la croissance biologique a diminué de 4% et les prélèvements de bois ont augmenté de 11%. Le bilan des flux de bois, c'est-à-dire l’évolution du volume de bois sur pied des forêts a été divisé par deux.

 

I. Les forêts françaises séquestrent 8 % des émissions nationales de carbone, mais ce puits s'effondre depuis 10 ans

La surface forestière est en augmentation, atteignant désormais 17,5 millions d’hectares (soit 32 % du territoire), mais cette augmentation ne doit pas être prise pour autant comme un signe de bonne santé des forêts. Les bouleversements en cours affectent leur capacité à absorber le carbone, qui a été divisée par deux en 10 ans, passant de 80 millions de tonnes de Co2 (Mt Co2) par an dans les années 2010 à seulement 40 Mt aujourd’hui, explique Philippe Ciais[2]  de l’Académie des Sciences : « Si cette tendance continue, elles n’absorberont plus rien ». Cette situation est déjà observée localement dans les régions du Grand-Est, de la Corse et des Hauts-de-France, où certaines forêts sont devenues émettrices en carbone.

En 2021, 39 millions de m3 de bois récoltés en France ont été brûlés, issus de produits ou coproduits de l’exploitation des forêts et de l’industrie du bois, représentant 68% des prélèvements[3]. La France se place ainsi comme le premier consommateur européen de bois-énergie, au détriment de matériaux en bois à longue durée de vie.
 
Bien que présenté comme une alternative locale et renouvelable aux énergies fossiles, le bois-énergie présente des impacts graves sur la santé (augmentation des maladies cardiovasculaires, respiratoires et cancers pulmonaires), l’environnement (pollution atmosphérique) et les écosystèmes (ressource limitée face à une demande croissante). Selon Santé Publique France, la pollution atmosphérique, principale cause de mortalité, est responsable de 40 000 décès prématurés chaque année en France, dont 6 000 en IDF. La combustion du bois-énergie émet deux fois plus de CO₂ que le gaz naturel, créant une « dette carbone » que les forêts, au mieux, ne compenseront qu'en plusieurs décennies : un délai en décalage avec l'urgence climatique. ​Une dépendance excessive au bois-énergie pourrait compromettre les objectifs de neutralité carbone que la France s’est fixés pour 2050.
 
 
 
 

II. Une pression croissante sur les forêts domaniales en Ile-de-France

La région Île-de-France, qui compte 12 millions d’habitants (soit 20 % de la population française) est la plus peuplée et la plus urbanisée de l’Hexagone. Ses forêts couvrent 24 % du territoire, composées de feuillus à 94%[5]. Parmi elles, les forêts domaniales, propriétés de l’État, s’étendent sur 72 500 hectares (soit 1/4 des forêts franciliennes). Ces espaces naturels, poumons verts de la région, sont des refuges de biodiversité, filtrent l’air, régulent le cycle de l’eau, rafraichissent les températures et offrent des échappées bénéfiques pour notre santé et notre bien-être. Elles accueillent chaque année plus de 100 millions de visiteurs.


Pourtant, la pression sur ces milieux ne cesse de croître. Les données de l’inventaire forestier révèlent une exploitation préoccupante. Sur la période 2016-2023, le taux moyen de prélèvement – c’est-à-dire le rapport entre la quantité de bois prélevée et la production biologique (à laquelle on retire la mortalité) – a grimpé à un rythme alarmant. En moyenne sur cette période, le taux de prélèvement s’élève à 97%, avec un pic à 115% entre 2016/2020.
 
Des prélèvements bien au-dessus de la moyenne nationale

 
Ces prélèvements qui dépassent parfois la production biologique nette (accroissement biologique des arbres moins la mortalité), amputant le stock sur pied, mettent en danger leur résistance au changement climatique. Ces forêts, déjà fragilisées par un cocktail de pressions — urbanisation, fragmentation, surfréquentation, changement climatique, crises sanitaires et risques accrus d’incendies —, sont particulièrement vulnérables.


Inventaire forestier 2024 en forêts domaniales d’Île-de-France (hors Seine et Marne)[5]:
➡Production de bois annuelle : 4,7 m³/ha/an
➡Mortalité annuelle : 0,4 m³/ha/an
➡Prélèvements annuels : 4,3 m3/ha/an
=>Bilan (production-mortalité-prélèvements) :  0 m³/ha/an

Un bilan nul signifie un bilan carbone forestier nul.
 

III. Une gestion économique en décalage avec les enjeux sociaux, climatiques et de biodiversité

L’argument selon lequel les forêts domaniales franciliennes présenteraient un niveau d’équilibre par rapport aux forêts privées ne peut justifier une augmentation des prélèvements, ni un abaissement des âges d’exploitation. En Île-de-France, le volume moyen de bois vivant est de 196 m³/ha (172 m³/ha en France), l'un des plus faibles d'Europe tempérée, et deux fois moins qu'en Allemagne.

L’ouverture des cloisonnements – couloirs d’au moins 4 mètres de large tous les 24 mètres pour faciliter le passage des engins forestiers lourds – entraîne une perte directe de 15 à 20 % des arbres vivants​, ampute les continuités écologiques, détruit les sols par tassement s'ils sont trop rapprochés et diminue le couvert forestier.

👉Lire : Les cloisonnements forestiers en Ile-de-France : un mal nécessaire mais à quel prix ?
 
 
Maintenir une récolte élevée est incompatible avec l’adaptation des forêts. En effet, couper tout l’accroissement biologique laisse peu de marges aux récoltes accidentelles (coupes sanitaires, sécuritaires, ou liées à la gestion des infrastructures) non comptabilisées dans les prévisions des prélèvements. 

Les aléas climatiques et les incertitudes appellent à une gestion forestière adaptative et prudente, fondée sur le principe de précaution. La mortalité des arbres, désormais bien supérieure à celle observée sur la dernière décennie, et la part croissante de bois sinistrés, doivent conduire à considérer non pas les volumes à extraire, mais les arbres qui restent. La trame de bois morts au sol et sur pied, les arbres habitats​ sont essentiels pour la biodiversité et la bonne santé des forêts. Cela implique des diagnostics réguliers, permettant d’ajuster la récolte en fonction de l’accroissement naturel des forêts, et un modèle économique différent de celui en place. Exploiter sans épuiser, en conciliant préservation des écosystèmes et gestion raisonnée de la ressource.
 

IV. 2024 : année record pour le climat, alerte majeure pour les forêts

L'année 2024 s’annonce comme la plus chaude jamais enregistrée à l'échelle planétaire. La température moyenne a dépassé 1,5°C par rapport à l'ère préindustrielle, le seuil fixé par l’Accord de Paris de 2015.

Cet objectif est désormais atteint, et tout indique que nous nous dirigeons vers un réchauffement de 2°C d’ici 20 ou 30 ans, avec des conséquences catastrophiques. À +1,5 °C, les forêts subissent déjà les impacts, affaiblissant leur capacité à jouer leur rôle de puits de carbone et aggravant le cercle vicieux du changement climatique.

Mais les menaces ne s’arrêtent pas là. Si les décideurs politiques, les acteurs du bois, les institutions financières et économiques persistent dans leur vision productiviste, la dégradation des écosystèmes forestiers risque de s’accélérer encore plus rapidement, compromettant leur résistance, et peut-être même leur résilience.
 
 
V. Des mesures fortes s’imposent
Le temps presse : les forêts, piliers essentiels de notre qualité de vie et refuges pour la biodiversité, doivent être protégées et maintenues en bonne santé dès maintenant. Pour relever ces défis et respecter leur équilibre biologique, il est impératif de réduire les prélèvements.

En tant que bien commun, leur gestion ne doit pas se limiter à des intérêts économiques. Elle exige une vision plus large, intégrant leurs valeurs patrimoniales, culturelles, sociales et écologiques, avec la participation des citoyens, des associations, des experts et des gestionnaires.


Pour cela, il est nécessaire en forêts domaniales d’Ile-de-France de :
adapter une gestion différenciée des forêts publiques en Ile-de-France en privilégiant leur fonction sociale et environnementale (appel à un statut de protection particulier dédié à leur  protection) ;
●    promouvoir un service public forestier fort au service de la forêt, en augmentant les moyens et les effectifs de l’ONF afin qu’il puisse pleinement remplir ses missions d’intérêt général (préservation de la forêt et de la biodiversité, maintien des  paysages, accueil du public, prévention des risques naturels…).
D'autres sources de revenus, en dehors de la vente de bois, doivent être mobilisées pour valoriser les multiples aménités offertes par les forêts, en échange de prélèvements réduits ; 
opter pour une sylviculture « proche de la nature » à haute valeur économique, supprimer les travaux destructeurs (tassement des sols, impact sur la biodiversité) et les coupes par anticipation ; 
favoriser la régénération naturelle et l’enrichissement sous couvert ;
restreindre les ouvertures des cloisonnements à un espacement de 30 voire 40 mètres, notamment sur sols sensibles au tassement, en ne dépassant pas 10% de la surface forestière, tout en veillant à une intégration paysagère ;
● respecter strictement la hiérarchisation des usages du bois en donnant la priorité au bois d’œuvre, puis au bois industriel et en fin de parcours au bois-énergie ;
réorienter les subventions du bois-énergie vers des produits bois à longue durée de vie, et entamer la restructuration de la filière bois favorisant la production de bois d’œuvre au bénéfice du stockage de carbone ;
augmenter les zones en libre évolution et en sénescence  (5% à 10% par massif) ;
préserver et connecter les espaces à fort enjeu de biodiversité (corridors écologiques) et intégrer davantage les arbres à haute valeur écologique (arbres habitats, vieux bois, îlots de vieillissement …) ;
maintenir un bilan carbone forestier positif en augmentant la biodiversité.